CHAPITRE 8
Il y eut soudain une violente culbute. Je me retrouvai à quatre pattes, hébétée, les yeux fixés sur ce qui me paraissait être une vingtaine ou une trentaine de pieds dansant avec vivacité autour de moi. Quelques inhalations salutaires d’ozone m’éclaircirent les idées. Les pieds se réduisirent à quatre.
Lorsque j’eus repris assez de forces pour pouvoir m’asseoir, les combattants étaient étroitement agrippés l’un à l’autre. Avec leurs djellabas virevoltantes ils avaient l’air grotesque de deux dames exécutant quelque rite social de courtoisie. Seule l’expression de douloureuse tension sur leurs visages trahissait l’acharnement de la lutte. L’un d’eux était Nemo. Il avait le turban de travers, et les rayons du soleil couchant faisaient briller sa tête nue. Quant à l’autre homme, je ne l’avais jamais vu. À son teint bistre, je déduisis qu’il devait s’agir d’un autochtone du sud de l’Égypte.
Dans un tourbillonnement d’étoffes, les deux hommes se séparèrent. Aucun des deux n’était armé. La main de l’Égyptien fit un geste si rapide qu’il en fut à peine perceptible. Nemo poussa un grognement et recula en chancelant, les mains appuyées contre son ventre. C’était un vilain coup, mais mon défenseur ne se laissa pas démonter. Se ressaisissant, il envoya son adversaire au sol en lui assenant un adroit uppercut à la mâchoire, puis se jeta sur lui.
La lutte était horrible. Si je tardais à y mettre fin, c’était seulement parce que les vapeurs de la drogue embrumaient encore mon esprit, et que j’essayais toujours de trouver ma poche. Lorsque j’y parvins, Nemo avait nettement besoin d’aide. Son agresseur lui serrait le cou à deux mains, et son visage virait au noir.
Dans le feu de l’action je m’oubliai, et lançai une expression que j’avais apprise auprès d’un ami américain : « Mains en l’air, vermine ! » J’ignore si le mécréant la comprit, mais le ton de ma voix suffit à attirer son attention. Il me jeta un coup d’œil et la vue du pistolet que je tenais à la main produisit l’effet désiré.
Il se leva lentement, abandonnant le corps prostré de Nemo. La fureur de la lutte avait quitté son visage, remplacée par une expression de résignation placide, aussi impassible que le masque de papier mâché d’une momie. Ses traits, pas plus que sa grande robe de coton décoloré, n’avaient quoi que ce fût de distinctif ; ils ressemblaient à ceux de milliers de ses compatriotes.
Nemo roula sur lui-même et se releva en titubant. Il soufflait comme un bœuf, contrairement à son adversaire, dont la poitrine se soulevait aussi imperceptiblement que celle d’un homme en prière. Le visage de Nemo était marqué de plaques blanches qui se transformeraient bientôt en bleus, et une tache de couleur vive sur sa manche me fit comprendre que la violence du combat avait rouvert sa blessure. Il s’approcha de moi avec précaution, décrivant un cercle pour sortir de la ligne de tir.
— Parfait, madame Emerson, parfait, souffla-t-il. Donnez-moi le pistolet maintenant.
— Pour risquer que le bonhomme s’échappe au moment où je vous passerais le pistolet ? Non, monsieur Nemo. Vous pouvez très bien douter de ma volonté de tirer sur un de mes semblables – et de mon aptitude à le toucher si je décidais de le faire –, mais je vous parie que lui n’a pas le moindre doute. (Me tournant vers l’homme :) Vous me reconnaissez maintenant, mon ami ? Vous avez commis une erreur. Je ne suis pas celle que vous pensiez, mais la Sitt Hakim, épouse du grand magicien Emerson, Maître des Imprécations, et pas moins impitoyable pour les malfaiteurs qu’Emerson en personne. Mon œil est aussi acéré que ceux des vautours au-dessus de nos têtes, et comme eux je guette mes proies.
Je m’étais bien sûr adressé à l’homme en arabe. C’est une langue qui se prête à une vaniteuse exaltation de soi, style que les Égyptiens apprécient fort. Ce petit discours s’avéra efficace. Dans la même langue, l’homme dit doucement :
— Je vous connais, sitt.
— Alors, vous savez que je n’hésiterais pas à me servir de cette amie – non pour vous tuer, mais seulement pour vous blesser. Je veux que vous viviez, mon ami… que vous viviez et que vous nous parliez. (Incapable de contenir mon émoi plus longtemps, j’ajoutai en anglais :) Sapristi, Nemo, comprenez-vous qui est cet homme ? C’est le premier des acolytes du Maître criminel que je réussis à capturer. Grâce à lui nous avons des chances de remonter jusqu’à son terrible maître. Approchez-vous de lui – avec précaution, s’il vous plaît –, et attachez-lui les bras à l’aide de votre turban. Votre blessure vous en empêche-t-elle ?
— Non, bien sûr que non, assura Nemo.
L’homme leva la main. Le geste était empreint d’une telle dignité que Nemo s’arrêta.
— J’ai failli à la mission que m’avait confiée mon maître, déclara l’homme tranquillement. Il n’y a qu’un seul sort pour ceux qui faillissent. Mais je n’ai pas honte d’avoir perdu contre la Sitt Hakim, qui n’est pas une simple femme, et a le cœur d’un homme, ainsi qu’on me l’a dit. Je vous salue, sitt.
Et il porta la main de sa poitrine à son front, puis à ses lèvres, selon le geste de respect de son peuple.
J’étais sur le point de répondre à ce gracieux compliment quand l’expression de l’homme se transforma horriblement. Ses lèvres se retroussèrent en un hideux rictus, ses yeux se révulsèrent au point qu’on ne vit plus que le blanc des globes. Il porta vivement les mains à sa gorge. Il tomba à la renverse et resta allongé, sans bouger.
Nemo se précipita vers lui.
— Inutile, dis-je en abaissant mon pistolet. Il était mort avant de toucher le sol. Acide prussique, je suppose.
— Vous avez raison. Il y a une nette odeur d’amandes amères. (Nemo se redressa, livide jusqu’aux lèvres.) Quel peuple ! Il a préféré s’empoisonner plutôt que…
— Se laisser interroger. Saperlipopette ! J’aurais dû m’arranger pour lui lier les mains tout de suite. Ma foi, je saurai à quoi m’en tenir la prochaine fois.
— La prochaine fois ?
Nemo porta une main tremblante à son front. Sa manche était trempée de sang. Oubliant mon dépit, je lui dis :
— Vous n’êtes pas dans votre assiette, monsieur Nemo. La perte de sang vous a affaibli, et nous devons soigner vos blessures sans tarder.
Hébété, sous le choc, Nemo me laissa lui attacher le bras avec une bande de tissu arrachée à l’ourlet de sa djellaba.
— Cela vous empêchera de saigner, repris-je. Mais il faut nettoyer la blessure et vous bander le bras. Retournons immédiatement à la maison.
— Et… commença Nemo en faisant un geste.
Je regardai le mort. Ses yeux vides paraissaient fixer attentivement la voûte céleste qui s’assombrissait. Déjà les vautours se rassemblaient.
— Retournez-le, fis-je avec brusquerie.
Nemo jeta un coup d’œil aux oiseaux qui tournoyaient au-dessus de nos têtes. Il obtempéra en silence.
De retour à l’enclos, nous trouvâmes les portes ouvertes, et Abdullah se tenait devant.
— Sitt, commença-t-il dès que nous fûmes à portée de voix, Emerson a demandé…
— J’imagine.
J’entendais Emerson s’agiter dans la maison, hurlant mon nom. J’avais nourri le vain espoir qu’il pût être encore absorbé par son travail, mais à présent j’étais contrainte d’admettre au moins une partie de la vérité.
— Il y a eu un accident, expliquai-je à Abdullah, fasciné par la manche ensanglantée de Nemo. Je vous prie d’emmener avec vous Ali ou Hassan et d’aller tout de suite jusqu’au promontoire derrière les tentes. Vous trouverez là-bas un cadavre. Rapportez-le ici.
Abdullah se frappa le front.
— Non ! Pas un cadavre, sitt… Pas encore un cadavre… (Une lueur d’espoir illumina son visage défait.) Vous voulez parler d’une momie, sitt ? Du cadavre d’un homme de jadis ?
— Non, malheureusement, ce cadavre est tout frais, avouai-je. Vous feriez mieux de confectionner une litière ou quelque chose de similaire pour le transporter. Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Je ne peux pas rester ici à bavarder avec vous. Vous ne voyez donc pas que M. Nemo a besoin d’être soigné ?
Abdullah s’éloigna d’un pas chancelant, se tordant les mains en marmonnant. Je captai quelques mots intelligibles : « Encore un cadavre… Chaque année, c’est pareil. Chaque année, encore un cadavre… »
— Dois-je comprendre que vous avez l’habitude de découvrir des cadavres ? s’enquit Nemo.
Je l’entraînai vers la maison.
— Absolument pas, monsieur Nemo. Je ne cherche pas ce genre de chose ; ce sont des choses qui m’arrivent, si je puis dire. À présent, laissez-moi fournir les explications, je vous en prie. Emerson ne va pas être content.
Avant que nous arrivions à la porte, Emerson sortit en trombe. Il se figea sur place en nous voyant. Son visage s’empourpra.
— Cela ne va pas recommencer ! cria-t-il. Je vous ai prévenue, Amelia…
— Chut. (Je posai un doigt sur ses lèvres.) Ce n’est pas la peine de faire toute une histoire, Emerson. Vous allez alarmer…
— Toute une histoire ? Toute une histoire ? (La voix d’Emerson atteignit une hauteur rarement perçue, même chez lui.) Qu’est-ce que vous avez fabriqué, bon sang ? Vous disparaissez pendant des heures, et puis vous revenez échevelée, couverte de sable, accompagnée d’un bon sang de…
— Emerson ! Surveillez votre langage !
— D’un homme en sang. Monsieur Nemo, dois-je comprendre qu’il me faut encore une fois vous remercier d’avoir sauvé de la mort un membre de ma famille ?
— Tout vous sera expliqué, Emerson, dis-je d’un ton apaisant. M. Nemo mérite en effet votre gratitude, et pour le remercier nous devons en premier lieu soigner les blessures qu’il a courageusement reçues à notre service. Auriez-vous l’amabilité d’aller me chercher ma trousse ? Je crois que je vais opérer en plein air, car j’y verrai mieux. Et puis je ne veux pas qu’il perde du sang sur mes tapis.
En silence, l’air sinistre, Emerson obtempéra, et j’emmenai Nemo derrière la maison, où j’avais aménagé un coin pour les ablutions. Le système était rudimentaire mais efficace. On pouvait même prendre un bain discret derrière des paravents tissés, grâce à un fossé qui servait d’évacuation de l’eau. Emerson et Ramsès prenaient un bain chaque jour, Emerson de son plein gré, Ramsès contraint et forcé. Mais comme l’opération nécessitait la présence d’un domestique pour verser des jarres d’eau de plus haut, je ne jugeai guère convenable pour moi de les imiter.
Lorsqu’Emerson me rejoignit, j’avais persuadé Nemo d’ôter sa djellaba en loques. Elle était hors d’usage, et je donnai l’ordre, à l’un des hommes qui s’étaient rassemblés autour de nous, d’aller chercher l’une des siennes ; je lui promis bien entendu de la lui remplacer. Sous sa djellaba, Nemo portait l’habituel caleçon en coton, qui lui descendait aux genoux et était noué à la taille à l’aide d’un cordon. La vive rougeur d’embarras qui empourpra jusqu’à sa poitrine nue me prouva qu’il n’avait pas perdu autant de sang que je le craignais.
Je m’empressai de le mettre à l’aise.
— Je vous assure, monsieur Nemo, que la peau nue n’est pas une nouveauté pour moi. J’ai pansé de nombreuses blessures et vu de nombreuses poitrines nues – or vous n’avez aucune raison d’avoir honte de la vôtre. À vrai dire, vos pectoraux sont admirables. (Un grognement me rappela la présence de mon époux courroucé, et je me hâtai d’ajouter :) Certes pas aussi admirables que ceux d’Emerson ! Maintenant, Emerson, tout en opérant, je vais vous expliquer ce qui vient de se passer…
Mais cela dut attendre. Fendant le cercle des spectateurs intéressés surgit une silhouette frêle, très agitée, les yeux hagards. Nemo eut un violent mouvement comme pour se tourner, mais s’immobilisa. L’espace d’un instant ils se firent face en silence, avec émotion, arborant tous deux un visage d’une pâleur neigeuse. Enid porta une main délicate à sa gorge.
— Vous… s’étrangla-t-elle. Vous…
— Qu’il ne vous prenne pas la fantaisie de tourner de l’œil, Enid, lui dis-je sèchement. Je ne peux pas m’occuper de vous deux.
— De tourner de l’œil ? (Le sang lui afflua au visage. Elle se rua en avant. Elle leva la main… et gifla Nemo en pleine figure !) Bougre de crétin ! s’écria-t-elle.
Même moi, je fus décontenancée. Un tel comportement et une telle grossièreté de la part d’une jeune demoiselle me laissèrent momentanément sans voix. C’est mon cher Emerson qui se montra à la hauteur de la situation, comme lui seul en est capable. Enid fit demi-tour et partit en courant, les mains sur le visage. Les hommes s’effacèrent devant elle, mais pas Emerson. Il tendit son bras vigoureux, lequel s’enroula autour de la taille de la jeune fille, avant de la soulever de terre carrément. Tandis qu’elle restait ainsi suspendue dans les airs, donnant des coups de pied et – j’ai le regret de le dire – jurant, il observa calmement :
— Cela suffit comme ça. Je me suis résigné à être le pion de ces grandes puissances impersonnelles qui président au destin de l’humanité, mais je veux bien être pendu si je dois me laisser manipuler par de simples mortels, et me voir tenu dans l’ignorance par celle-là même que je croyais unie à moi par les liens les plus solides de la foi, de l’affection, et a fortiori de la confiance !
L’éloquence de son discours – ainsi que le bien-fondé de ses récriminations, je dois le dire – me firent rougir, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Avant que je puisse répondre, Emerson poursuivit dans une veine moins littéraire :
— Asseyez-vous, beugla-t-il. Vous aussi, jeune demoiselle… (Et il déposa Enid sur le tabouret le plus proche avec si peu de ménagements que cela en fit sauter deux peignes et bon nombre d’épingles à cheveux.) Personne ne sortira d’ici tant qu’on ne m’aura pas fait un compte rendu détaillé de cette étonnante affaire.
— Vous avez parfaitement raison, Emerson, murmurai-je. Et je vais m’asseoir – je vous assure – dès que j’aurai fini de laver…
— Vous pouvez le laver tout aussi facilement en position assise, tonna Emerson.
Je m’assis.
Apaisé par ce geste de complaisance, Emerson fit redescendre sa voix jusqu’à un niveau à peu près acceptable.
— Veuillez vous en tenir exclusivement à la blessure de ce jeune homme, Amelia. Si le reste de sa personne a besoin d’être lavé, il pourra s’en charger lui-même.
— Oh, parfaitement, Emerson. C’est seulement que…
— Cela suffit, Amelia.
Emerson croisa les bras et nous considéra d’un air autoritaire. Les hommes s’étaient affalés par terre lorsqu’il avait jeté son ordre, et formaient à présent un auditoire captivé, la bouche entrouverte et les yeux écarquillés. Enid agrippa les bords du tabouret à deux mains, comme si elle eût craint d’en être délogée. Nemo était assis, tête baissée, arborant à la joue la marque cramoisie des doigts de la jeune fille.
— Ha, fit Emerson, satisfait. Voilà qui est mieux. À présent, jeune fille, vous feriez mieux de commencer. Je m’adresse à vous ainsi, étant certain que vous ne vous appelez pas Marshall.
Je ne pus qu’admirer l’habileté de mon mari, car en disant cela il ne laissait pas soupçonner – comme j’en étais convaincue, et en reste convaincue à ce jour – qu’il ignorait encore la véritable identité de la jeune fille. Admirable ! Seul un imperceptible battement de cils trahit sa surprise quand elle avoua qui elle était et refit le récit qu’elle m’avait fait.
— Très intéressant, commenta Emerson. Bien sûr, je vous ai reconnue immédiatement, Miss Debenham. Je… euh, j’attendais seulement le moment propice pour vous mettre au pied du mur.
Il fixa sur moi, qui étais assise à côté de M. Nemo, un regard sévère. J’allais parler, mais me ravisai.
— Ha, fit Emerson derechef. Cependant, Miss Debenham, vous avez oublié quelque chose dans votre récit si intéressant. Vous avez en réalité omis tout ce qui est important. Je suppose que vous connaissez intimement M. Nemo ici présent, sinon vous ne vous seriez pas adressée à lui aussi cavalièrement. Qui est-ce ? Quels sont vos rapports avec lui ?
Nemo se leva.
— Je peux répondre à ces questions ainsi qu’à d’autres. Si je peux ainsi épargner à Enid – à Miss Debenham – la honte de narrer une histoire toute pleine de…
— Pas de rhétorique, coupa Emerson. Je suis un homme patient, mais il y a des limites à ma patience. Quel est votre nom, sacrebleu ?
— Je m’appelle Donald Fraser.
Je sursautai.
— Ronald Fraser ?
— Non, Donald Fraser.
— Mais Ronald Fraser…
Le tremblement de la fossette d’Emerson m’avertit qu’il était sur le point de rugir. Aussi m’interrompis-je, et Emerson déclara, avec la plus extrême courtoisie :
— Je vous serais reconnaissant, madame Emerson, de vous garder de tout commentaire – de vous garder même, si possible, de respirer bruyamment – avant que ce monsieur n’ait achevé. Commencez au début, monsieur Fraser – car je suis quand même à peu près certain de votre patronyme –, et allez jusqu’au bout.
Après avoir reçu une telle injonction, le jeune homme entama le récit suivant.
— Je m’appelle Donald Fraser. Ronald est mon frère cadet. Notre famille est une vieille famille honorable. Jamais, sauf ces derniers temps, une tache d’opprobre n’est venue ternir…
— Mmm, fit Emerson, sceptique, permettez-moi d’en douter. Les Écossais du temps jadis étaient des sanguinaires. N’a-t-on pas raconté qu’un de vos ancêtres aurait servi la tête tranchée d’un ennemi à la veuve du défunt lors d’un dîner ?
Je toussai discrètement. Emerson me jeta un coup d’œil.
— Parfaitement, Amelia. Je n’avais pas l’intention d’interrompre. Poursuivez, monsieur Donald Fraser.
— Cela ne sera pas long, Professeur. L’histoire ne m’est que trop familière, malheureusement.
Se risquant à prendre une posture insouciante, le jeune homme voulut croiser les bras, mais il tressaillit et laissa retomber le membre blessé. L’espace d’un instant, le visage de la jeune fille refléta la douleur que trahit le visage de Fraser, et elle faillit se lever. Presque aussitôt, elle retomba sur le tabouret. Ha ! pensai-je, mais sans ouvrir la bouche.
Donald – je l’appellerai ainsi, afin d’éviter qu’on ne le confonde avec son frère – poursuivit :
— Étant l’aîné, je fus l’héritier de la fortune à la mort de nos parents voici quelques années. Notre famille n’était pas riche, mais grâce à la gestion prudente de mon père, il nous restait suffisamment pour vivre dans une relative aisance. Je dis nous, parce que, moralement sinon juridiquement, la moitié de ce que j’avais hérité appartenait à Ronald.
« Mon père m’avait acheté un brevet dans… dans un régiment d’infanterie… Je pense qu’il est inutile de préciser lequel. Après sa mort mon frère a noblement proposé de se charger de l’administration de la fortune afin que je puisse poursuivre ma carrière militaire. J’avais… j’ai fait des dettes. Permettez-moi de rester vague quant à leur nature. C’était… Ce n’est pas le genre de dettes dont on aime parler, surtout devant…
Il fixa les yeux sur Enid. J’étais aussi intriguée par l’échange muet entre eux deux que par son discours entrecoupé. Elle ne le regardait absolument pas alors que lui ne la quittait pas des yeux un seul instant. L’air entre eux était presque électrique. Quand il s’interrompit, elle se leva brusquement. Elle avait le visage en feu.
— Tu mens ! s’écria-t-elle. Lamentablement, stupidement…
Emerson posa une grande main brune sur son épaule et lui fit regagner son siège doucement, mais fermement.
— Taisez-vous, Miss Debenham. Vous aurez l’occasion de faire vos commentaires. Monsieur… Finissez votre histoire.
— Cela sera rapide, marmotta Donald. Le régiment a été envoyé en Égypte. Ayant besoin d’argent, j’avais contrefait une signature sur une lettre de change. Mon forfait a été découvert. L’homme que j’avais tenté d’escroquer, officier comme moi, s’est montré généreux. On m’a laissé la possibilité de donner ma démission et… de disparaître. C’est ce que j’ai fait. Et voilà tout.
Il avait achevé son récit si brusquement qu’Emerson et moi restions là à le regarder fixement. Supposant que l’interdiction de mon mari cessait de prendre effet en cet instant, je m’exclamai :
— Ma parole, monsieur Fraser, votre récit est un brin sommaire. Je crois toutefois pouvoir en combler les lacunes. Votre frère est en Égypte…
— Je sais. Je l’ai vu hier.
— Je suppose qu’il est venu pour vous voir et vous tendre une main fraternelle en signe de pardon et d’affection.
Nemo baissa encore plus la tête. Enid, gigotant sous la main d’Emerson, partit d’un éclat de rire méprisant. Je me tournai vers elle.
— Et vous, Miss Debenham, êtes également venue ici, animée d’un sentiment de pitié rédemptrice, afin de sauver votre vieux compagnon de jeu ?
— Je suis venue lui dire ce que je pensais de lui, s’écria la jeune fille.
Se tortillant, elle s’échappa des mains d’Emerson et se leva d’un bond.
— C’est un imbécile qui mérite tout ce qui lui est arrivé !
— Sans doute, dit Emerson en l’examinant avec intérêt. Mais, si vous voulez bien me pardonner, Miss Debenham, je suis décidé – et je n’en démordrai pas – à comprendre les faits eux-mêmes, malgré l’opposition de toutes les personnes ici présentes. Est-ce ainsi que vous êtes entrée en rapport avec Kalenischeff ? Car, à votre décharge, j’imagine que votre bon goût ne vous aurait pas amenée à vous acoquiner avec un tel gredin pour ses beaux yeux.
— Vous avez parfaitement raison, acquiesça Enid. J’étais au Caire depuis à peine deux jours quand Kalenischeff m’a abordée. Il m’a proposé son aide – contre rémunération, s’entend – pour retrouver Donald, qui, d’après Kalenischeff, avait filé comme un chien battu et était allé se terrer dans les ignobles bas-fonds du Caire.
Donald tressaillit et se cacha le visage entre les mains. Enid poursuivit impitoyablement :
— Seule, je n’aurais eu aucune chance de pénétrer dans ce milieu répugnant ni d’en approcher les membres. Kalenischeff m’a persuadée que nous devions feindre d’être… de nous intéresser l’un à l’autre afin de cacher mes véritables intentions et ne pas alerter Donald ainsi que ses compagnons d’ignominie.
— Vous avez fait preuve d’une certaine crédulité, observa Emerson avec sévérité. Mais peu importe. Je suppose qu’en fait vous n’avez pas assassiné cette canaille dans un accès de dépit ou pour défendre votre vertu, n’est-ce pas ? Non, non, ne vous énervez pas. Un simple signe de tête suffira. Je n’ai jamais pensé qu’une femme aurait pu porter un coup pareil, qui a traversé les muscles de la poitrine et atteint le cœur…
— Emerson, comment osez-vous ! m’écriai-je, outrée. Vous m’avez dit…
— Vous m’avez mal compris, protesta Emerson avec un tel sublime mépris de la vérité que j’en restai muette d’indignation. (Il aggrava son cas en poursuivant :) Eh bien, ma foi, la situation est confuse, mais cela n’a rien de nouveau. Et, au moins, l’histoire que nous ont racontés ces deux jeunes idiots – excusez-moi, jeunes gens – détruit l’hypothèse selon laquelle Sethos serait responsable de la mort de Kalenischeff. Il n’y a aucune preuve…
— Mais il y en aura bientôt une, l’assurai-je. Abdullah et Hassan la rapportent – le corps de l’un des acolytes du Maître criminel, qui a lui-même mis fin à ses jours après avoir failli à la mission que lui avait confiée son redoutable maître : m’enlever. Enfin, il ne savait pas que c’était moi. Je m’étais déguisée afin de passer pour Enid, et il…
— Vous vouliez passer pour Miss Debenham ? répéta lentement Emerson.
J’expliquai. Emerson m’écouta sans m’interrompre une seule fois. Puis il se tourna vers Nemo – ou plutôt Donald, comme il me faut l’appeler.
— Vous, monsieur, étiez présent, lorsque ces remarquables événements ont eu lieu ?
— Emerson, doutez-vous de ma parole ? lui demandai-je avec irritation.
— Nullement, Amelia. La seule chose qui m’étonne, c’est que quiconque ait pu vous prendre pour Miss Debenham.
— Donald m’a prise pour elle, déclarai-je triomphalement. N’est-ce pas, Donald ? Vous m’avez suivie, croyant que j’étais Enid. Vous tentiez sans doute de trouver le courage de vous manifester.
Mais l’absurdité de cette hypothèse m’apparut à l’instant même où je la formulai, car Nemo était resté caché une heure et demie sans se manifester. La rougeur de confusion qui empourpra ses joues viriles trahit son véritable motif. Il l’aimait – profondément, désespérément, follement – et sa seule joie était de vénérer de loin sa silhouette délicate (ou ce qu’il avait pris pour sa silhouette).
Je changeai de sujet avec tact.
— Vous aurez bientôt la preuve sous les yeux, Emerson. Il me semble entendre Abdullah revenir.
C’était en effet Abdullah, suivi de près par Hassan.
— Où avez-vous mis le corps ? m’enquis-je.
Abdullah secoua la tête.
— Il n’y avait pas de corps, sitt. Nous avons bien trouvé l’endroit que vous nous avez indiqué. Il y avait bien des traces de lutte, ainsi que des taches de sang sur le sol. Nous avons cherché de tous les côtés, pensant que l’homme avait repris ses esprits et réussi à partir en se traînant…
— Avait repris ses esprits alors qu’il était mort ? m’exclamai-je. Abdullah, croyez-vous que je ne sache pas reconnaître un cadavre quand j’en trouve un ?
— Non, sitt. Mais mort ou vif, il avait disparu. Il était sans doute mort, comme vous dites, car nous avons entendu son esprit qui appelait d’une voix faible et haut perchée, à la manière des esprits.
Hassan renchérit en hochant la tête.
— Alors nous avons filé à toutes jambes, sitt, car nous ne voulions pas que le mort nous prenne pour ses meurtriers.
— Oh, sapristi, fis-je, écœurée. Ce n’est pas un esprit que vous avez entendu, hommes sans cervelle. Cela n’existe pas. Ce devait être un oiseau, ou bien un… ou bien un…
— Peu importe, Peabody. Je vais procéder à mon exorcisme habituel, dit Emerson.
L’utilisation de ce nom au lieu d’« Amelia » me fit comprendre qu’il avait oublié son ressentiment à mon égard à l’idée de ce rituel qu’il affectionnait. Emerson a souvent été appelé à pratiquer des exorcismes, l’Égypte étant, de l’avis même de ses habitants, un pays infesté de démons. Emerson possède une réputation bien établie de magicien et en éprouve une légitime fierté.
— Emerson, fis-je en interrompant ses explications sur la façon dont il allait s’y prendre, Emerson… Où est Ramsès ?
Nous regardâmes dans la chambre de Ramsès, par pur acquit de conscience. Je savais, tout comme Emerson, que s’il avait été dans les parages, il serait venu voir ce qui avait occasionné tout ce remue-ménage, parlant, interrompant, posant des questions, faisant des commentaires…
Nous partîmes en masse pour la Pyramide Rhomboïdale. Emerson nous dépassa bientôt tous, mais Donald n’était pas loin derrière lui. L’air hagard du jeune homme contrit était si poignant que je n’eus pas le cœur de lui reprocher d’avoir négligé ses devoirs. L’amour, me dis-je avec philosophie, exerce un effet corrosif sur le cerveau et les organes de la responsabilité morale.
Vu que je n’avais pas parlé à Emerson de l’effondrement de la pyramide annexe, il ne savait absolument pas par où commencer ses recherches. Lorsque j’arrivai sur les lieux, il courait partout comme un chien sur une piste et troublait la sérénité de la soirée en répétant le nom de Ramsès de sa voix de stentor.
— Taisez-vous un instant, l’implorai-je. Comment pourrez-vous l’entendre répondre si vous criez tout le temps ?
Emerson hocha la tête. Puis il se tourna comme un lion vers ce pauvre Abdullah et l’empoigna par l’encolure de sa djellaba.
— D’où venait le cri que vous avez entendu ?
Abdullah fit un geste d’impuissance et roula les yeux, incapable de parler tant le tissu lui serrait la gorge.
— Si vous voulez bien me pardonner, Emerson, c’est une question stupide, dis-je. Vous savez à quel point il est difficile de déterminer l’origine d’un faible son étouffé dans cette région désertique. J’aurai, je crois, des informations plus pertinentes à vous communiquer dès que vous serez suffisamment calme pour pouvoir les écouter. Regardez là-bas, Emerson. Regardez la petite pyramide.
Son œil exercé n’eut besoin de regarder qu’une fois. Horrifié, il retira sa main flasque de la gorge de notre dévoué raïs. Ses yeux parcoururent, avec un mélange de crainte et de circonspection, l’éboulis à la base de la petite construction. Personne mieux que lui ne savait comme il était dangereux de s’attaquer imprudemment à cet amas de décombres.
C’est le jeune Selim qui poussa un cri déchirant avant de se jeter sur les décombres, dans lesquels il se mit à creuser frénétiquement. Emerson évita une pluie battante de pierres cassées et souleva Selim par la peau du cou.
— Ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre, mon garçon, lui dit-il gentiment. Si tu ne fais pas attention, tout le reste va te dégringoler sur la tête.
Contrairement aux idées reçues, les Arabes ont le cœur très tendre et n’ont nullement honte d’extérioriser leurs sentiments. Le visage de Selim était mouillé de larmes, ce qui faisait un horrible masque boueux avec le sable. Je lui tapotai l’épaule et lui offris mon mouchoir.
— Je ne crois pas qu’il soit là-dessous, Selim. Emerson, appelez encore une fois. Juste une fois, mon chéri, et puis attendez la réponse.
À peine l’écho du cri poignant d’Emerson était-il retombé qu’il y eut une réponse, d’une voix faible, aiguë, lointaine, que les gens superstitieux pouvaient facilement prendre pour le gémissement d’une âme en peine. Abdullah tressaillit.
— C’était ça, ô Maître des Imprécations. C’est la voix que nous avons entendue !
— Ramsès, fis-je en soupirant. Il a trouvé l’entrée, malédiction ! Je veux dire, Dieu soit loué ! Emerson, voyez-vous cette zone d’ombre à trois mètres au-dessus des décombres, légèrement sur la droite ?
Une brève, et de ma part rationnelle, discussion pour faire le point nous amena à la conclusion que cette ouverture pouvait fort bien être l’entrée dissimulée depuis longtemps, et que nous pourrions l’atteindre en prenant un minimum de précautions. Emerson ne cessait de m’interrompre en criant « Ramsès ! », et ce dernier ne cessait d’émettre son étrange gémissement en guise de réponse. Je mis un terme à ce petit jeu en rappelant à Emerson que crier demandait de l’oxygène, denrée qui faisait peut-être défaut à Ramsès si, comme on pouvait le supposer, il était enfermé dans un endroit dont il ne pouvait s’extraire sans aide extérieure. Emerson en convint aussitôt, et je dois dire qu’il me fut beaucoup plus facile de réfléchir sans l’entendre beugler.
À l’instar des grandes pyramides de pierre, ce spécimen plus petit était formé de blocs qui montaient comme un escalier géant à quatre côtés. Cependant, cette construction était – nous en avions la preuve – beaucoup moins stable que sa voisine. Il nous faudrait l’escalader avec une extrême prudence, et nous assurer de chaque bloc avant de lui faire supporter notre poids. Emerson insista pour passer en premier. Comme il le fit remarquer à juste titre (bien que ce ne fût guère encourageant, pensai-je), si le bloc ne supportait pas son poids, j’en déduirais qu’il n’était pas prudent de monter dessus…
Nous parvînmes enfin au niveau de l’ouverture et découvrîmes qu’il s’agissait bien de l’entrée – ou, du moins, d’une entrée – menant vers l’intérieur. Lequel était plongé dans une obscurité totale. Emerson inspira profondément. Je l’arrêtai en le mettant discrètement en garde.
— Même les vibrations d’un cri poussé trop fort…
— Mmm, fit Emerson. Exact, Peabody. Croyez-vous qu’il soit là-dedans ?
— J’en suis certaine.
— Alors, j’entre.
Mais il en fut incapable. Il eut beau se contorsionner dans tous les sens, la largeur de ses épaules l’empêchait de pénétrer par l’étroite ouverture. J’attendis qu’il fût épuisé avant d’énoncer l’évidence :
— À mon tour, Emerson.
— Bah, fit seulement ce dernier.
J’entendis alors un cri de détresse, provenant d’une autre source. Donald nous avait suivis. J’avais remarqué l’agilité avec laquelle il avait négocié ce terrain accidenté, et en avais déduit qu’il avait dû faire de l’escalade.
— Professeur, dit-il, vous n’avez sûrement pas l’intention de la laisser…
— De la laisser ? répéta Emerson. Je ne laisse jamais Mme Emerson faire quoi que ce soit, jeune homme. Je tente parfois de l’empêcher de mettre à exécution ses suggestions les plus insensées, mais je n’y suis encore jamais parvenu.
— Je suis moins large d’épaules que vous, insista Donald. C’est manifestement moi…
— Balivernes, repartit Emerson avec brusquerie. Vous n’avez pas d’expérience. Mme Emerson a un goût prononcé pour les pyramides.
Tandis qu’ils discutaient, j’ôtai mon manteau et allumai une chandelle. Après avoir découvert que Ramsès n’était pas dans sa chambre (et avant de quitter la maison), je m’étais précipitée sur le toit pour y récupérer ma ceinture et mon ombrelle. J’avais été forcée de laisser en bas cette dernière, mais la ceinture et ses accessoires s’étaient une nouvelle fois avérés utiles.
— À bientôt, Emerson, dis-je avant de me faufiler dans le trou tête la première.
Il n’y eut pas de réponse, mais une caresse furtive sur la partie de mon anatomie encore exposée me donna la mesure de son émotion.
Je me retrouvai dans un étroit couloir de pierre. Il était assez haut sous plafond pour que je puisse me tenir debout, mais comme il descendait fortement, je jugeai préférable de continuer en rampant. Très vite, je vis quelque chose d’insolite. L’obscurité devant moi était trouée par une tache irrégulière de lumière. La lumière s’intensifiait à mesure que je progressais, et je constatai qu’elle sortait d’un trou étroit dans un énorme éboulis de pierres et de briques qui bloquait le passage. Je me relevai avec précaution et j’appliquai mon œil contre le trou.
Assis sur un gros bloc de pierre, dos tourné au mur du couloir, se trouvait Ramsès. Il avait fixé une chandelle sur la pierre à l’aide de cire fondue, et il griffonnait fébrilement sur un bloc-notes. J’étais sûre qu’il avait entendu le soupir de soulagement que j’avais poussé malgré moi en le trouvant sain et sauf, et pourtant il ne cessa d’écrire qu’une fois achevée la phrase qu’il ponctua d’un moulinet ostentatoire de son stylo. Puis il leva les yeux.
— Bonsoir, Maman. Est-ce que Papa est avec vous, ou bien êtes-vous seule ?
Non, cher Lecteur, cette interruption de mon récit n’est pas destinée à vous empêcher d’entendre (ou de lire) ce que j’ai dit à mon fils. Je n’osai pas crier de peur de compromettre le délicat équilibre des pierres qui m’entouraient. En fait, ce fut Ramsès qui prit la parole, exposant fastidieusement et par le menu la méthode que nous devions utiliser pour déblayer l’éboulis afin de le sortir de là. Il parlait toujours quand je partis.
À peine ma tête venait-elle d’émerger de l’entrée qu’elle fut empoignée par Emerson. Il me couvrit le visage d’une pluie de baisers, et entre deux baisers me posa des questions que je n’entendais pas vu que ses mains me couvraient les oreilles.
Cela me faisait plaisir, mais j’étais étonnée. Les démonstrations d’affection de la part d’Emerson, quoique extravagantes en privé, n’ont jamais lieu en public. Et du reste, s’il avait vu le sourire de Donald Fraser, il aurait cessé tout de suite.
Ayant résolu le problème auditif, je lui expliquai la situation.
— Je ne peux pas déplacer les pierres, Emerson. Elles sont trop lourdes pour moi. Je crois que nous allons finalement accepter la proposition de M. Fraser.
— Ramsès va-t-il bien ? Mon cher enfant est-il blessé ? questionna Emerson avec anxiété.
— Il travaille à un manuscrit… Sa grammaire égyptienne, je présume, expliquai-je brièvement. Monsieur Fraser, je vous en prie.
Donald me suivit dans le couloir. Lorsqu’il aperçut l’obstruction, il émit un léger sifflement. À la faible flamme de la chandelle que je tenais, il ressemblait à l’un de ces ouvriers de l’Antiquité, à quatre pattes devant la chambre funéraire dans laquelle il venait de cacher son royal maître pour l’éternité (selon ses vains espoirs).
— Étudiez la situation, monsieur Fraser, je vous prie, avant de toucher à la moindre pierre. Un geste imprudent…
— Je comprends, acquiesça Donald.
Puis nous entendîmes une petite voix flûtée.
— Je vous suggère, monsieur Nemo – ou peut-être plutôt monsieur Fraser –, d’essayer de découvrir le point central sur lequel repose la masse relative de l’éboulis, car d’après mes calculs le poids total de la partie de la pyramide au-dessus de nos têtes est d’environ dix-huit tonnes un tiers, à quelques quintaux près…
Je suis absolument incapable de rapporter la suite du laïus de Ramsès. Laïus ponctué d’un chapelet monotone de jurons de la part de Donald Fraser, ce que je ne pouvais guère lui reprocher, je dois l’admettre. Il se débrouilla fort bien, tout particulièrement dans ces conditions assez exaspérantes, et réussit bientôt à agrandir le trou par lequel j’avais entrevu la lumière de la chandelle de Ramsès. Dès qu’il fut assez grand, le visage de Ramsès apparut par l’ouverture, les traits horriblement accusés par la chandelle qu’il tenait à la main. Son visage maigre ressemblait de façon inquiétante à celui de la momie dont il portait le nom, et il poursuivait ses suggestions :
— Monsieur Nemo – si vous me permettez de continuer à utiliser ce pseudonyme jusqu’à ce que vous me soyez officiellement présenté sous votre vrai nom –, je vous demande instamment de ne rien enlever sur la gauche – c’est-à-dire à votre droite – du trou pour le moment. Après avoir fait le point de la situation, je…
Ce discours se termina par un son étranglé lorsque Donald, à bout, saisit son protégé à la gorge et le tira à travers l’ouverture. L’entreprise était risquée, mais elle n’eut aucune conséquence néfaste. Seule la partie inférieure de l’anatomie de Ramsès fut, comme je le découvris plus tard, vilainement écorchée par les bords rugueux des pierres à l’instant où il passa rapidement dessous.
— Précède-moi, Ramsès, s’il te plaît, lui enjoignis-je froidement.
— Oui, Maman. Je préfère ça de toute façon, car j’ai l’impression très nette, à en juger par la vigueur avec laquelle m’a empoigné M. Nemo, qu’il est dans un état de nerfs tel qu’il vaut mieux qu’il y ait un obstacle entre moi et son…
Je poussai Ramsès. Il prétendit ultérieurement que je l’avais frappé, mais c’est inexact. Je l’ai simplement poussé pour qu’il aille plus vite. Ce qui eut l’effet escompté.
Nous regagnâmes la maison dans le plus grand silence. Lorsque nous arrivâmes, il faisait nuit noire, et Hamid, le cuisinier, nous informa avec indignation que le dîner était carbonisé, parce que nous ne lui avions pas dit que nous serions en retard.
Après nous être remis et changés, et après avoir dîné très médiocrement, nous nous retrouvailles dans le salon pour un conseil de guerre.
Sentant que nous avions également besoin de calmer nos nerfs mis à rude épreuve, j’offris du whisky à la ronde, sauf à Ramsès, bien entendu. Lui et la chatte prirent du lait ; quant à Enid, elle choisit une tasse de thé. La boisson bienfaitrice (je veux parler du whisky) produisit l’effet recherché. Certes, dans le cas d’Emerson, l’amélioration de son humeur fut en grande partie due au soulagement d’avoir retrouvé son fils à peu près indemne ainsi qu’au fait de savoir que j’allais tout lui confier. Comme il me le dit au cours d’un bref instant d’intimité, pendant que j’enlevais ma tenue froissée (ou plutôt celle d’Enid) :
— J’ai beau déplorer vos escapades insensées, Peabody, je déteste encore plus en être exclu.
Pourtant, comme je l’expliquai une fois que nous fûmes tous installés autour de la table au salon, il savait presque tout, maintenant que l’identité des deux jeunes gens avait été révélée. Il ne pouvait me reprocher de ne pas l’avoir informé du véritable nom d’Enid, puisqu’il prétendait l’avoir reconnue depuis le début.
Ramsès, bien entendu, prétendit également avoir compris qu’Enid s’était déguisée.
— L’ossature est un signe auquel on ne se trompe pas. Un adepte de la physionomie ne se laisse pas induire en erreur par les changements superficiels de l’aspect physique qu’occasionnent l’habillement, les ornements ou la cosmétique. À propos, Miss Debenham, j’aimerais un jour prochain discuter avec vous des artifices auxquels recourent les dames pour modifier leur aspect extérieur – pour l’améliorer, comme elles le pensent sans doute, sinon elles ne se serviraient pas de tels moyens. La coloration des lèvres et des joues me rappelle le peuple des Amazoulous, qui peignent souvent de larges bandes…
Nous dûmes faire taire Ramsès. Donald, quant à lui, donnait l’impression d’avoir envie de l’étrangler. Il m’avait déjà expliqué qu’il commençait à comprendre mes mises en garde concernant Ramsès. « Ce garçon n’a pas besoin d’un garde du corps, madame Emerson ; c’est un ange gardien qu’il lui faut, voire toute une escouade d’anges gardiens. »
Le jeune homme portait sa nouvelle chemise et son nouveau pantalon, et pour la première fois ressemblait au gentleman anglais qu’il était, je n’en doutais point. Il était assis, les yeux baissés et les lèvres serrées. Enid gardait également le silence. Les efforts concertés que tous deux faisaient pour éviter de se toucher ou de se regarder étaient à mon avis des plus significatifs.
Emerson fut le premier à rompre le silence.
— Apparemment, que je le veuille ou non, je me retrouve impliqué dans la petite affaire du meurtre de Kalenischeff. Je dois d’abord dire que je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un rapport entre cet événement et les ennuis domestiques évoqués par M. Fraser. Ce serait vraiment une coïncidence qu’une tierce personne ait décidé d’expédier ce gredin ad patres – même s’il le méritait – au moment même où Miss Debenham l’avait engagé pour l’aider à retrouver son parent disparu.
— Les coïncidences, cela existe, Emerson, observai-je. Je sais que vous ne voulez pas entendre parler de cet individu dont je m’abstiens de mentionner le nom…
— Oh, crénom, gronda Emerson. Vous ne pouvez mentionner son nom, Amelia, car vous l’ignorez. Appelez-le comme vous voudrez, tant que le surnom sera péjoratif.
— Quel que soit son nom, il serait stupide de nier qu’il est impliqué. Il s’est manifesté à nous en pas moins de quatre occasions. D’abord, la tentative d’enlèvement de Ramsès ; deuxièmement, le retour des calices volés ; troisièmement, les fleurs et la bague qui m’ont été offertes ; enfin, l’agression d’aujourd’hui. Seul un esprit aux idées désespérément et irrévocablement préconçues (je me gardai bien de regarder Emerson, mais je l’entendis rugir) nierait que ces quatre incidents portent la signature de Sethos.
— Je vous demande pardon, Maman, intervint Ramsès. Je partage vos conclusions quant à ces trois derniers incidents, mais dans le premier cas…
— Qui d’autre aurait cherché à t’enlever, Ramsès ?
— Beaucoup de monde, à mon avis, répondit Emerson. Normalement, j’aurais tendance à penser comme vous, Peabody – à savoir qu’il ne peut guère y avoir beaucoup de gens en Égypte qui cherchent à enlever Ramsès –, mais, comme je l’ai appris à mon grand chagrin, il semblerait que nous attirions les criminels comme un chien attire les puces. Je serais vexé si nous avions moins de cinq ou six meurtriers à nos trousses.
— Il parle ironiquement, expliquai-je à Donald, dont l’expression éberluée montrait clairement qu’il ne comprenait pas. Toutefois, il y a du vrai dans ce qu’il dit. Nous attirons effectivement les criminels, pour la simple raison que nous menaçons de les éliminer et de mettre fin à leurs odieux agissements…
— Oui, mais bon sang, nous ne menaçons personne pour le moment, s’écria Emerson. Du moins… Ramsès ! Regarde Papa droit dans les yeux et réponds-moi honnêtement. Menaces-tu un quelconque criminel en ce moment ?
— À ma connaissance, Papa…
— Réponds simplement par oui ou par non.
— Non, Papa.
— As-tu déniché des antiquités ou des trésors enfouis dont tu n’aurais pas parlé à ta maman ni à moi-même ?
— Non, Papa. Si vous me permettez…
— Non, Ramsès, je ne te permets pas de développer. Pour une fois dans ma vie j’ai l’intention de mener moi-même une discussion familiale et de décider d’une ligne de conduite sensée. Pour en revenir donc au sujet du meurtre, j’ai du mal à croire que la police soupçonne véritablement Miss Debenham. Si elle devait se rendre…
Donald se leva d’un bond de sa chaise.
— Jamais ! s’écria-t-il. Même si elle devait être disculpée, la honte… l’opprobre…
— Taisez-vous un instant, dis-je. Emerson, je crois que vous sous-estimez la portée des présomptions qui pèsent contre elle. Je vais me faire l’avocat du diable et énoncer les faits tels qu’ils apparaîtront à la police. C’est-à-dire : Miss Debenham et Kalenischeff étaient intimement liés – étaient amants, pour dire les choses crûment. (Donald, je vous demande instamment de vous taire.) Ils se sont disputés la nuit du meurtre. Il a été retrouvé sans vie dans le lit de Miss Debenham, et elle était avec lui dans la chambre quand ce lâche forfait a été perpétré. Seule avec lui, écoutez bien, et habillée pour la nuit. La police ne croira pas à son histoire d’un intrus qui l’aurait droguée vers minuit, et estimera qu’il s’agit d’une invention sans grande finesse. Vous pouvez être certains que personne d’autre n’aura vu trace de l’individu.
— La réputation douteuse de Kalenischeff… Ses liens avec le milieu du crime… commença Emerson.
— Ses liens avec le milieu du crime ne sont que des soupçons du point de vue de la police. Quant à sa réputation… Ne voyez-vous pas, Emerson, que cela pourrait jouer contre Miss Debenham ? Pour le dire le plus délicatement possible, Kalenischeff était un homme à femmes. La jalousie n’est-elle pas un mobile suffisant pour un meurtre ?
— N’y a-t-il pas un autre suspect ? demanda Emerson, l’air grave.
— Euh… si, répondis-je. En réalité, il y en a deux.
Le visage d’Emerson s’éclaira.
— Qui ?
— Tous deux, répondis-je, se trouvent dans cette pièce.
Le regard d’Emerson se dirigea – involontairement, j’en suis sûre – vers Ramsès.
— Oh, allons, Emerson, fis-je impatiemment. Si une femme n’a pu porter un tel coup, comment voulez-vous qu’un garçon de huit ans en ait été capable ? Non ! Qui est l’homme aux muscles d’acier et au caractère redoutable, que l’on a entendu à de nombreuses reprises traiter Kalenischeff de scélérat, de gredin, et préciser que sa présence même était un affront pour toute femme respectable ?
Emerson arbora un sourire modeste.
— Moi, répondit-il.
— Vous avez raison. C’est bien à vous que je pensais.
— Oh, ma parole, Peabody, voilà qui est ingénieux, sacrebleu, s’exclama Emerson. Si je ne savais pas que je ne suis pas coupable, je me soupçonnerais. Bien, mais qui est l’autre suspect ?
— Elle veut parler de moi, Professeur, dit Donald. J’étais à l’hôtel cette nuit-là. Vous m’y aviez donné rendez-vous…
— Mais vous ne vous y êtes pas présenté, dit Emerson.
— Non, je… j’étais dans un étrange état d’esprit. J’appréciais votre confiance et cependant j’étais agacé de votre ingérence… J’ai erré la moitié de la nuit pour essayer de prendre une décision.
— Je crois que je comprends, monsieur Fraser. Mais le fait que vous vous trouviez dans la foule disparate devant l’hôtel ne fait pas de vous un suspect. Vous étiez là d’autres soirs, vous ainsi que des douzaines d’autres Égyptiens sans la moindre particularité. Je présume que vous n’êtes pas entré dans l’hôtel ?
— Comment l’aurais-je pu ? repartit Donald avec un sourire désabusé. On ne laisserait pas entrer un mendiant en loques tel que moi dans un endroit pareil.
— En ce cas je ne vois pas comment l’on pourrait vous soupçonner.
Ramsès essayait depuis quelque temps de placer un mot.
— Papa… Si l’identité de M. Fraser était connue…
— C’est exactement ce que j’allais dire, observai-je en regardant Ramsès avec agacement. M. Donald Fraser pouvait avoir un mobile pour tuer Kalenischeff, que n’aurait pas eu un mendiant en loques. De plus, je sais de façon certaine qu’il est soupçonné.
— Qui vous l’a dit ? me demanda Emerson sévèrement. Baehler ?
— Non, c’était…
— Vous êtes allée au commissariat le jour où vous étiez au Caire, reprit Emerson sur un ton de reproche. Vous m’avez abusé, Amelia. Vous aviez promis…
— Je n’avais rien promis, Emerson. Et en fait la police ne m’a pas été d’une grande aide. Je ne comprends pas comment notre ami Sir Eldon a pour assistants des gens aussi incompétents. Le major Ramsay est un parfait imbécile, et, de surcroît, il n’est pas bien élevé. La personne que j’étais sur le point de mentionner, c’est un détective privé bien connu. J’ai commencé à vous parler de lui hier soir avant que vous… avant que nous…
— Veuillez poursuivre votre récit, Amelia, dit Emerson, avec un regard noir.
— Bien sûr, Emerson. J’ai simplement évoqué cette… euh… interruption parce que je ne veux pas que vous me reprochiez de vous dissimuler des informations.
— Je prends bonne note de votre explication et je l’accepte, Peabody.
— Merci, Emerson. Comme je vous le disais, j’ai rencontré par hasard ce monsieur devant le Bâtiment de l’Administration. Il m’a reconnue et m’a abordée, très courtoisement, je dois dire. C’est lui qui m’a informée que certain mendiant portant un turban safran était soupçonné. Il s’appelle Tobias Gregson. Il a tiré au clair des affaires célèbres comme l’affaire d’empoisonnement Camberwell…
Je ne pus continuer. Toutes les personnes présentes – à l’exception de Bastet qui se contenta de plisser ses grands yeux dorés – se levèrent d’un bond et tentèrent de prendre la parole. « Ronald est derrière tout ça ! Comment a-t-il pu… », s’écria Enid. Donald déclara son intention de se livrer sur-le-champ. Emerson fit quelques commentaires incohérents sur la dépravation des détectives privés et me dit que je devrais me garder de parler à des inconnus. Ramsès ne cessait de crier « Mais, Maman… mais, Maman… Gregson est… Gregson est… », tel un perroquet qui ne connaît que quelques locutions.
Comme tout le monde parlait en même temps, personne ne parvenait à se faire entendre, et lors d’une accalmie, j’en profitai pour continuer :
— Peu importe M. Gregson. Ne parlons plus de lui vu qu’il déchaîne une telle tempête. Il est hors de question que Donald et Enid se livrent. La situation de Donald est aussi désespérée que celle d’Enid – en fait peut-être plus, parce que je suis sûre que les autorités préféreraient arrêter un homme plutôt qu’une jeune demoiselle. Non, nous devons nous tenir à carreau, selon l’expression d’un de mes amis américains – qui faisait allusion, je suppose, à quelque jeu de cartes. Nous jouons un jeu dangereux, et nous devons jouer serré. J’ai tenté une fois d’attirer Sethos en terrain découvert. J’ai l’intention d’utiliser à nouveau cette méthode demain…
Un autre tollé me fit taire, ponctué par la litanie de Ramsès « Mais, Maman », tel le tintement monotone d’une cloche. Emerson l’emporta sur les autres cette fois-ci, par le seul volume de sa voix.
— Plutôt que de vous laisser tenter à nouveau cette expérience idiote et dangereuse, Amelia, je vous attacherai les pieds et les mains. Pourquoi faut-il que vous vous chargiez vous-même de ces choses-là ? Ne pouvez-vous donc me laisser le soin de débusquer cette canaille ?
— Non, parce que je suis la seule à pouvoir passer pour Enid. Ou bien avez-vous l’intention de vous déguiser en femme et de marcher à petits pas délicats et sautillants ?
L’idée même rendit Emerson si furieux qu’il en perdit momentanément l’usage de la parole. Ce fut Enid qui intervint craintivement :
— Mais, Amelia… Êtes-vous absolument certaine que c’était à moi qu’en voulait cet individu ? C’était peut-être vous qui étiez visée depuis le début.
— Sapristi, s’exclama Emerson. C’est de la bouche des enfants que… Mmm, excusez-moi, Miss Debenham. C’est très précisément ce que j’aurais dit si je n’avais pas été constamment interrompu.
— Sottises, dis-je. Mon déguisement était parfait. Donald s’y est laissé prendre…
— Pas moi, s’empressa de dire Ramsès. Je savais que c’était vous. Maman, il y a quelque chose que je dois…
— Voilà, vous voyez, s’exclama Emerson triomphalement.
— On ne peut abuser les yeux de l’amour, dit Enid.
Donald lui jeta un coup d’œil, puis détourna rapidement le regard.
Emerson pinça les lèvres.
— Voilà ce que je craignais, dit-il.
Emerson refusa d’expliquer cette remarque énigmatique ; personne, du reste, ne le lui demanda, car nous avions des affaires plus importantes à régler. Nous décidâmes finalement d’attendre la suite des événements un jour ou deux, dans l’espoir qu’il se produise quelque chose. Je devrais dire « Emerson décida » car j’étais opposée à cette idée. Il me promit, cependant, que si rien ne se passait dans les deux jours, nous irions ensemble au Caire afin d’obtenir des renseignements.
— Laissez-moi travailler un petit moment sans être dérangé, grommela-t-il pitoyablement. La stratification de l’édifice à côté de la pyramide n’est pas encore claire dans mon esprit.
Je savais ce que manigançait Emerson. Il n’avait pas plus l’intention que moi de rester les bras croisés à attendre la prochaine manifestation de Sethos. Il me racontait des histoires, le rusé lascar, essayant de me devancer dans l’une de nos amicales joutes de criminologie. Ma foi, me dis-je, souriant pour moi-même, on peut être deux à jouer à ce jeu-là, professeur Radcliffe Emerson ! J’avais quelques cartes en réserve.
— Très bien, dis-je plaisamment. Cela me donnera l’occasion d’explorer l’intérieur de la pyramide annexe.
— Cela ne vous servira à rien, Maman, dit Ramsès. La chambre funéraire est vide. En réalité, je soupçonne que la chambre n’a jamais été utilisée comme chambre funéraire, vu que ses dimensions sont seulement de deux mètres dix sur…
— Ramsès, fis-je.
— Oui, Maman ?
— Ne t’ai-je pas déjà interdit de pénétrer dans une pyramide sans autorisation.
Ramsès pinça les lèvres pensivement.
— Effectivement, Maman, et je vous assure que je ne l’ai pas oublié. Je pourrais prétendre que, comme vous étiez présente, à quelque distance certes, je n’ai pas désobéi à votre ordre dans son sens littéral. Cependant, cela serait fourbe de ma part. En fait, je me trouvais au bord même de l’entrée – à proprement parler je n’étais ni à l’intérieur ni à l’extérieur, et j’avais fermement l’intention de rester là, mais j’ai eu un mouvement imprudent, ce qui m’a fait perdre l’équilibre. J’ai dévalé le couloir qui, si vous vous rappelez, avait une pente de peut-être quarante-cinq degrés quinze minutes. C’est l’impact de mon corps contre le mur qui a rompu le délicat équilibre de la structure, dont les pierres avaient déjà été…
— Ramsès !
— Oui, Maman. Je vais tenter d’être bref. Lorsque j’ai vu que le couloir était obstrué et compris que je n’aurais pas la force nécessaire pour sortir de là, j’ai profité de ma situation pour explorer le reste de l’intérieur de la pyramide, sachant qu’il faudrait du temps avant que l’on ne s’avise de mon absence et que des secours…
— Je crois, mon fils, intervint Emerson mal à l’aise, que ta maman va t’excuser à présent. Tu ferais bien d’aller te coucher.
— Oui, Papa. Mais d’abord il y a quelque chose que je dois porter à l’attention de maman. Gregson est…
— Je ne veux plus rien entendre, petit vaurien, m’exclamai-je en me levant. Je suis très fâchée contre toi, Ramsès. Allez, ouste.
— Mais, Maman…
Je me dirigeai vers Ramsès, bras levé – nullement dans le dessein de le frapper, car je ne crois pas aux châtiments corporels pour les jeunes gens sauf dans les cas de provocation extrême – mais pour l’attraper et le conduire à sa chambre à bras-le-corps. Se méprenant sur mes intentions, Bastet se leva lestement et s’enroula de son corps pesant autour de mon avant-bras, enfonçant ses dents et ses griffes dans ma manche. Emerson convainquit la chatte de son erreur et me l’enleva – griffe par griffe –, mais au lieu de se faire pardonner, elle se vexa. Côte à côte, elle et Ramsès sortirent, furieux, arborant un air de dignité offensée, la chatte avançant avec raideur et agitant la queue, Ramsès négligeant de nous souhaiter bonne nuit comme à l’accoutumée. Je crois bien qu’ils auraient claqué la porte s’il y avait eu une porte à claquer.
Sur ce, Emerson proposa que nous nous retirions pour la nuit.
— Après une telle journée, Peabody, vous devez être épuisée.
— Pas du tout, répliquai-je. Je suis prête à continuer de parler pendant des heures si vous le voulez.
Cependant Emerson refusa ma proposition, et après avoir pris nos affaires nous partîmes pour nos tentes. Cela ne me plaisait guère de laisser les autres, mais nous nous étions entourés de toutes les précautions possibles, demandant à Abdullah de refermer les portes et de mettre les barres, puis de poster un garde. J’étais sûre que je pouvais compter sur Donald, non seulement pour qu’il surveille ses deux protégés, mais aussi pour qu’il garde une distance respectueuse avec Enid. Le pauvre, il craignait tellement la jeune fille qu’il osait à peine lui parler, et encore moins l’aborder.
Je me dis qu’il faudrait que j’aie avec lui une petite conversation sur le sujet. Car à mon avis (lequel repose sur une grande expérience), il n’y a rien qui agace plus une femme que la dévotion servile. Cela fait sortir ce qu’il y a de plus mauvais chez les femmes – et chez les hommes, j’ajoute, car la propension à martyriser les doux n’est pas uniquement l’apanage de mon sexe, malgré ce que prétendent les misogynes. Si quelqu’un s’allonge par terre et vous invite à le piétiner, il faut être soi-même quelqu’un de remarquable pour décliner l’invitation.
J’expliquai tout cela à Emerson tandis que nous marchions côte à côte dans la nuit éclairée par les étoiles. Je m’attendais à moitié à le voir ricaner, car il comprend mal que je m’intéresse aux idylles des jeunes gens. Mais il observa pensivement :
— Vous recommandez donc la solution néanderthalienne ?
— Pas vraiment. Ce que je recommande à tous les couples, c’est qu’ils suivent notre exemple d’égalité conjugale.
Je lui pris la main. Elle resta flasque dans la mienne l’espace d’un moment, puis ses doigts musclés s’enroulèrent autour des miens et il reprit :
— Pourtant vous semblez dire qu’un certain degré de force physique et morale…
— Vous rappelez-vous m’avoir dit une fois que vous aviez été tenté de m’enlever à cheval et de vous enfuir avec moi dans le désert ?
Je me mis à rire. Sans m’imiter, Emerson me répondit, le regard étrangement mélancolique :
— Je m’en souviens très bien. Voulez-vous dire que j’aurais dû le faire ?
— Non, car j’aurais résisté de toutes mes forces, repartis-je gaiement. Aucune femme ne veut être enlevée contre son gré ; elle veut seulement qu’un homme ait envie de le faire ! Bien entendu, pour un vieux couple comme nous, de telles extravagances seraient déplacées.
— Sans doute, acquiesça Emerson, morose.
— J’admets que l’équilibre entre le tendre dévouement et la force virile est délicat. Mais Donald est allé trop loin dans un sens et j’ai l’intention de le lui dire à la première occasion. Il l’adore et je crois bien qu’elle éprouve – ou éprouverait – un sentiment égal, s’il se décidait à la courtiser comme il faut. Elle ne lui lancerait pas de remarques aussi blessantes et cruelles si elle ne…
Nous étions parvenus à la tente. Emerson me prit dans ses bras et me porta à l’intérieur.